8 absence d'obstacle

Accueil ] Remonter ] 1 introduction ] 2 recevabilité ] 3 accidents ] 4 le risque ] 5 les avis ] 6 environnement ] 7 l'obligation d'agir ] [ 8 absence d'obstacle ] 9 conclusions ] pièces jointes ] annexes ] mémoire de l'apivir du 25/03/06 ]

8. L’absence d’obstacle au niveau européen.

Pour justifier sa décision de rejet de notre demande, le ministre indique que « la réglementation technique n'est concevable juridiquement […] que dans le cadre de l'Union européenne » et que « ce cadre est incontournable pour les catégories de véhicules qui font l'objet d'une réception communautaire ».

Ainsi le ministre prétend que l’existence d’une réception communautaire pour les voitures particulières ferait obstacle à la possibilité pour la France de rendre obligatoire la limitation de leur vitesse à la construction.

Nous montrons dans ce qui suit que cet argument ne peut être retenu.

8.1. L’exception de santé publique au traité CE.

Le traité instituant la Communauté Européenne [traité CE] pose le principe général de la libre circulation des marchandises entre les États membres : au terme des articles 28 et 29 de ce traité, les restrictions quantitatives à l’importation et à l’exportation, ainsi que de toutes mesures d’effet équivalent, sont interdites entre les États membres.

Ce principe général est expressément limité par l’article 30 qui prévoit que « les dispositions des articles 28 et 29 ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d’importation, d’exportation ou de transit, justifiées par des raisons de […] protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux ». Cet article précise que « toutefois ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres ».

La portée exacte du principe de la libre circulation des marchandises et de l’exception de santé publique a été établie par la Cour de Justice Européenne qui a produit une abondante jurisprudence sur le sujet.

La Cour donne au principe de la libre circulation des marchandises une extension large : selon une jurisprudence constante, elle considère comme « mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives », « toute réglementation commerciale des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire ».

Cependant la Cour considère que les restrictions à la libre circulation des marchandises justifiées par l’article 30 constituent des « exigences fondamentales » (Arrêt du 18 mars 1998, C-1/96, point 47). Elle a défini de manière précise aussi bien les circonstances permettant son invocation que les modalités de son application (voir en particulier : Arrêt du 2 mars 1983, Commission / Belgique, C-155/82, point 12 ; Arrêt du 14 juillet 1983, Sandoz, C-174/82, points 16-19 ; Arrêt du 30 novembre 1983, Van Bennekom, C-227/82, points 35-40 ; Arrêt du 27 avril 1993, Commission / Grèce, C-375/90, point 19 , Arrêt du 19 mars 1998, The Queen / Minister of Agriculture, Fisheries and Food, C-1/96, points 47-49, 64 ; Arrêt du 23 septembre 2003, Commission des Communautés européennes / Royaume de Danemark, C-192/01, points 42-54 ; Arrêt du 1er avril 2004, Bellio, C-286/02, points 57-60).

La jurisprudence constante de la Cour est la suivante (Arrêt du 30 novembre 1983, Leendert van Bennekom, précité). :

« Ce n’est que lorsque des directives communautaires prévoient l’harmonisation complète de toutes les mesures nécessaires à assurer la protection des animaux et des personnes et aménagent des procédures de contrôle de leur observation que le recours à l’article 36 [devenu depuis article 30] cesse d’être justifié. » (point 35)

« Dans la mesure où des incertitudes subsistent en l’état actuel de la recherche scientifique, il appartient aux États membres, à défaut d’harmonisation, de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et la vie des personnes, tout en tenant compte des exigences de la libre circulation des marchandises à l’intérieur de la communauté. » (point 38).

 « Il appartient à cet égard aux autorités nationales de démontrer, dans chaque cas, que leur réglementation est nécessaire pour protéger effectivement les intérêts visés à l’article 36 du traité et notamment que la commercialisation du produit en question présente un risque sérieux pour la santé publique. » (point 40)

La première condition pour pouvoir invoquer l’exception de santé publique est donc l’absence  de directives prévoyant l’harmonisation complète des mesures nécessaires à assurer la santé des personnes dans le domaine considéré où pour le dire en d’autres termes « l’harmonisation des mesures nécessaires à la réalisation de l’objectif spécifique que poursuivrait le recours à l’article 36 [devenu depuis article 30] » (Arrêt du 19 mars 1998, The Queen / Minister of Agriculture, Fisheries and Food, précité, points 47)

La deuxième condition est l’existence d’un risque sérieux pour la santé des personnes, étant précisé que depuis la jurisprudence Sandoz (Arrêt du 14 juillet 1983, C-174/82, point 2), il n’est pas nécessaire que les conséquences dommageables soient certaines, mais que des incertitudes réelles subsistent en l’état actuel de la recherche scientifique. Plus précisément, lorsqu’« une incertitude persiste quant à l'existence ou à la portée de risques réels pour la santé publique […] il doit être admis qu'un État membre peut, en vertu du principe de précaution, prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées. Toutefois, l'évaluation du risque ne peut pas se fonder sur des considérations purement hypothétiques » (Arrêt du 23 septembre 2003, Commission des Communautés européennes / Royaume de Danemark, précité, point 49)

Lorsque ces deux conditions sont réunies, « il appartient aux États membres de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé ». Il convient de souligner que la formulation, retenue par la Cour selon une jurisprudence constante, laisse aux États membres un pouvoir d’appréciation qui leur donne une véritable responsabilité : les États membres ont la responsabilité de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et dans l’exercice de cette responsabilité, ils sont seulement tenus de respecter « les exigences de la libre circulation des marchandises » que la Cour a précisément délimitées :

« En exerçant leur pouvoir d'appréciation relatif à la protection de la santé publique, les États membres doivent respecter le principe de proportionnalité. Les moyens qu'ils choisissent doivent donc être limités à ce qui est effectivement nécessaire pour assurer la sauvegarde de la santé publique; ils doivent être proportionnés à l'objectif ainsi poursuivi, lequel n'aurait pas pu être atteint par des mesures restreignant d'une manière moindre les échanges intracommunautaires. » (Arrêt Commission des Communautés européennes / Royaume de Danemark, précité, point 45 ; voir aussi Sandoz, précité, point 16;, Bellon, C-42/90, point 11 et Harpegnies, C-400/96, point 33).

8.2. Le cas particulier de la limitation de la vitesse des véhicules à la construction.

Pour savoir si le ministre des transports est en droit, du point de vue de la Communauté Européenne, de décider de rendre obligatoire la limitation de la vitesse à la construction au titre de l’exception de santé publique, il convient d’examiner successivement les trois conditions fixées par la Cour de Justice Européenne :

-         la réalité du risque invoqué ;

-         l’absence d’harmonisation complète des mesures de protection contre ce risque ;

-         la proportionnalité des mesures de protection proposées.

Nous avons montré dans la section 4 la réalité du risque invoqué : il ne s’agit pas ici de principe de précaution, mais de simple prévention d’un risque avéré, qui se traduit chaque année par le décès injustifiable de centaines de personnes.

Nous avons aussi montré dans la section 7.3 que la mesure de protection proposée, à savoir l’obligation de la limitation de la vitesse à la construction était une mesure nécessaire. Aucune autre mesure moins contraignante n’est susceptible d’empêcher les voitures de circuler au-delà de la vitesse maximale autorisée et de prévenir les accidents qui en découlent. De plus cette mesure constitue une restriction minime à la libre circulation des marchandises : il ne s’agit pas d’une interdiction de commercialisation d’une catégorie de produits, mais de l’obligation d’adjoindre un élément supplémentaire, un limiteur de vitesse, qui est déjà obligatoire pour d’autres catégories de véhicules au niveau européen. La mesure est donc à l’évidence proportionnée.

Il reste à examiner la question de l’harmonisation invoquée par le ministre dans sa réponse au travers de la « réception communautaire » des voitures particulières.

La dite réception communautaire est régie par la « directive 92/53/CEE du Conseil du 18 juin 1992 modifiant la directive 70/156/CEE concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la réception des véhicules à moteur et de leurs remorques ». Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 1993.

Pour mesurer la portée exacte des dispositions qu’elle comporte, il y a lieu selon la jurisprudence de la Cour « de tenir compte non seulement des termes de celles-ci, mais également de leur contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elles font partie » (Arrêt The Queen / Minister of Agriculture, Fisheries and Food, précité, point 49)

Les considérants de la directive sont sans ambiguïté. Il s’agit « dans l'intérêt de l'établissement et du fonctionnement du marché intérieur de la Communauté », de « remplacer les systèmes de réception actuels des États membres par la procédure de réception communautaire ». La réception communautaire d’un type de véhicule est faite par l’un des États sur la base d’une liste d’exigences techniques prévues par la directive et fixées dans des directives particulières.

La directive ne se donne nullement pour objectif d’assurer la sécurité routière. Au contraire elle précise explicitement dans ces considérants « qu'un véhicule peut être conforme aux dispositions de la présente directive tout en présentant cependant certaines caractéristiques indubitablement susceptibles de compromettre la sécurité routière; qu'il est, dès lors, souhaitable de permettre aux États membres de refuser de réceptionner de tels types de véhicules, d'en interdire la vente et la mise en service, et d'en refuser l'immatriculation; que, pour ce dernier cas, des conditions appropriées sont établies ».

En conséquence elle prévoit au paragraphe 2 de l’article 4 que « si un État membre estime qu'un véhicule, un système, un composant ou une entité technique satisfaisant aux dispositions du paragraphe 1 [i.e. satisfaisant aux exigences techniques requises pour la réception communautaire] risque néanmoins de compromettre gravement la sécurité routière, il peut refuser d'accorder la réception. Il en informe immédiatement les autres États membres et la Commission, en indiquant les motifs de sa décision. » Mais elle ne prévoit aucune harmonisation des critères permettant de juger si un véhicule compromet gravement la sécurité routière.

Elle prévoit aussi au paragraphe 3 de l’article 7 que « si un État membre établit que des véhicules, des composants ou des entités techniques d'un type particulier [ayant fait l’objet d’une réception communautaire] compromettent gravement la sécurité routière, il peut, pendant six mois au maximum, refuser d'immatriculer de tels véhicules ou interdire la vente ou la mise en service sur son territoire de tels véhicules, composants ou entités techniques. Il en informe immédiatement les autres États membres et la Commission, en motivant sa décision. Si l'État membre qui a procédé à la réception conteste les risques allégués pour la sécurité routière dont il a reçu notification, les États membres intéressés s'emploient à régler le différend. La Commission est tenue informée et procède, en tant que de besoin, aux consultations nécessaires pour aboutir à une solution. »

La directive organisant la réception communautaire n’harmonise donc nullement les mesures nécessaires à assurer la sécurité des personnes. Elle laisse à l’État membre qui procède à la réception communautaire d’un véhicule le pouvoir et la responsabilité d’apprécier si le véhicule compromet la sécurité routière. Conséquemment elle laisse à un Etat autre que celui qui a accordé la réception communautaire à un véhicule, la possibilité de refuser son immatriculation pour raisons de sécurité routière, l’appréciation des différents États en cette matière n’ayant aucune raison d’être identique.

Le refus motivé d’immatriculation pour raisons de sécurité routière par un État est de fait le moyen privilégié de prendre en compte et de faire progresser la sécurité routière au niveau européen, aucune procédure spécifique n’étant prévue à cet effet par la directive.

C’est précisément ce qui s’est passé pour l’adoption de la directive européenne 92/6/CEE rendant obligatoire les limiteurs de vitesse sur les poids lourds. La France a pris l’initiative de limiter la vitesse des poids lourds à la construction et c’est, comme le rappelle la directive, en « considérant que plusieurs États membres ont imposé l'installation de limiteurs de vitesse pour certaines catégories de véhicules » que la mesure a été prise ensuite au niveau européen.

Nous sommes actuellement dans une situation où la commission elle-même estime que l’extension de la mesure aux voitures particulières est nécessaire du point de vue de la sécurité routière, mais n’est pas encore possible à prendre au niveau européen du fait de désaccords entre les États membres. Ce point est indiqué explicitement dans le « Rapport de la Commission au Parlement Européen et au Conseil sur la mise œuvre de la directive 92/6/CEE » du 14 juin 2001. A la section « 4.3 EXTENSION DU CHAMP D'APPLICATION DE LA DIRECTIVE AUX VÉHICULES DES CATÉGORIES M1 (VOITURES PARTICULIÈRES) ET N1 (CAMIONNETTES) », il est écrit :

« Il est évident que les autobus et les poids lourds ne sont pas les seuls responsables des émissions et des accidents de la route - en réalité, ils n'en sont même pas la cause principale. L'argument concernant le rapport entre la vitesse, d'une part, et la sécurité routière et les aspects environnementaux, d'autre part, est également valable pour les camionnettes et les voitures particulières. Cependant, il faut reconnaître que la limitation de la vitesse maximale des voitures particulières constituerait un problème politique extrêmement controversé. »

Il apparaît donc clairement que la directive organisant la réception communautaire ne s’oppose en aucune façon à ce que le ministre des transports décide de rendre obligatoire la limitation de la vitesse à la construction pour raison de sécurité. Bien plus, le fait que la Commission estime à la fois que cette mesure est nécessaire du point de vue de la sécurité routière et qu’il est impossible de la faire adopter au niveau européen, constitue une raison supplémentaire de prendre une décision unilatérale.