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Le texte ci-dessous reproduit intégralement les conclusions de Madame Prada Bordenave, commissaire du gouvernement, concernant le recours du Ministre de l'emploi et de la solidarité contre quatre arrêts de la cour administrative d'appel de Marseille.

ASSEMBLEE

 

Séance du 20 février 2004

Lecture du 3 mars 2004

                                                                       Mme PRADA-BORDENAVE

                                                                       Commissaire du Gouvernement

                        Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Mme Bourdignon n°241150

                        Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Cts Botella n°241151

                        Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Cts Thomas n°241152

                        Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Cts Xuereff n°241153

Vous avez aujourd’hui à connaître en cassation d’actions en responsabilité qui concernent quatre victimes d’une maladie provoquée par l’inhalation de poussières d’amiante contractée à l’occasion de l’exercice de leur profession.

Les deux premières victimes ont passé une part importante de leur vie professionnelle dans des usines de fabrication de produits à base d’amiante. M.Thomas né en 1939, a travaillé au sein de la société ETERNIT de 1957 à 1973 ; il a développé un cancer bronchique en septembre 1996 dont il est décédé en juin 1997.

Comme lui, M.Bourdignon, né en 1941,  a travaillé au sein de la société ETERNIT de 1964 à 1971. Atteint d’asbestose, il a développé en juillet 1996 un cancer bronchique dont il est décédé.

Les deux autres victimes étaient plus jeunes et avaient travaillé dans des usines où étaient utilisés des produits à base d’amiante.

M.Botella, né en 1958, a travaillé dans les usines ATOCHEM de Fos sur mer et de Port de Bouc de 1982 à 1994. Il a été atteint en avril 1996 d’un mésothéliome malin de la plèvre dont il est décédé en juillet 1996. M. Xuereff, né en 1958, a travaillé comme chaudronnier dans diverses entreprises et en particulier dans les usines de la société SOLLAC à Fos sur mer de 1985 à 1987. Il a été atteint en décembre 1995 d’un mésothéliome malin de la plèvre dont il est décédé en mars 1997.

Saisi par les malades ou leurs ayants droit, le tribunal administratif de Marseille a, par quatre jugements du 30 mai 2000 déclaré l’Etat responsable des conséquences dommageables des maladies contractées par les quatre victimes et ordonné une expertise pour déterminer le montant des préjudices. La cour administrative d’appel de Marseille, par quatre arrêts du 18 octobre 2001, a confirmé les jugements. Le ministre de l’emploi et de la solidarité s’est pourvu contre ces quatre arrêts.

Selon les données du rapport présenté par M. Evin au nom de la commission des affaires culturelles de l’assemblée nationale lors de l’élaboration de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, 35 000 personnes sont, comme ces quatre victimes, décédées en France entre 1965 et 1995 des suites d’une maladie provoquée par l’inhalation de poussières d’amiante, le plus souvent dans le cadre de leur activité professionnelle. En outre, selon le rapport réalisé par l’INSERM à la demande du Gouvernement en 1995, il est vraisemblable, compte tenu d’un important délai de latence dans l’apparition de la maladie que dans les années à venir le nombre de décès par an, qui a cru sur la période pour s’établir à 1950/an en 1996 va encore s’élever pour atteindre un nombre voisin de 3000 par an aux alentours de 2020 avant de décroître. Ce sont donc plusieurs dizaines de milliers de personnes qui vont dans les vingt années à venir, décéder dans notre pays d’une pathologie liée à l’amiante.

L’amiante est une roche, après concassage et broyage, on peut en obtenir des fibres minérales, très allongées et très fines. Il existe en fait deux variétés d’amiante ; la serpentine, souvent désignée sous le nom commun de chrysotile ou amiante blanc qui produit des fibres lisses et soyeuses et l’amphibole qui regroupe elle-même plusieurs sous-variétés dont l’amiante bleu, qui produit des fibres plus rectilignes et cassantes. Connue depuis l’antiquité, notamment parce qu’il y a des gisements d’amiante qui affleurent en Grèce et en Italie, elle était désignée par les anciens comme asbestos le mot grec qui veut dire inextinguible, ou comme amiantos d’après le mot qui veut dire incorruptible, sans souillure. Les grecs et les romains savaient produire des fibres d’amiante et en tisser des pièces d’étoffe qu’ils désignaient comme le « lin vif ». Ils considéraient avec une révérence teintée de méfiance cette matière très particulière qui ne pouvait pas brûler et dont le feu ravivait la blancheur. L’usage en était réservé aux princes, notamment pour fabriquer des linceuls royaux afin que les cendres du bûcher ne se mêlent pas à celles du corps. Cette méfiance se perpétua pendant des siècles. Alors que certaines propriétés de la roche étaient connues et que celle-ci aurait pu être facilement exploitée puisqu’elle affleurait dans plusieurs régions de l’Europe, elle resta inutilisée. D’après les récits des historiens et des voyageurs on sait qu’elle était montrée, un peu comme une curiosité, et les auteurs du Larousse encyclopédique de 1865 soulignent encore l’inutilité des objets fabriqués avec de l’amiante ; pourtant au début du 19ème siècle, un inventeur italien avait eu l’idée de l’utiliser pour fabriquer un vêtement spécial pour les pompiers, son invention fut montrée dans les foires mais elle n’eut aucun succès commercial.

C’est l’usage de la machine à vapeur dans les ateliers qui entraîna un changement majeur pour deux raisons. D’une part, il fallait isoler les machines et les tuyauteries, d’autre part, il fallait disposer de courroies particulièrement résistantes à la traction.

Or les fibres d’amiante sont des minéraux aux propriétés physiques et chimiques exceptionnelles : jusqu’à 800° elles ne brûlent pas, elles résistent remarquablement aux  milieux basiques et pour certaines d’entre elles également aux milieux acides, elles possèdent de grandes propriétés isolantes, enfin elles présentent une résistance mécanique très élevée à la traction.

 L’utilisation de l’amiante se développa donc dans l’industrie textile et comme matériau d’isolation. Pour répondre à la demande, l’extraction d’amiante commença en Europe, tout d’abord, puis au Canada et en Russie, où se trouvent environ 80% des réserves mondiales d’amiante blanc et en Afrique du Sud où se trouvent l’essentiel des réserves d’amiante bleu. En France, une mine d’amiante située à Canari en Corse fut exploitée jusqu’en 1974. L’extraction de l’amiante est aisée et cela a fait de l’amante un matériau peu coûteux et à contribué à l’accroissement de son usage.

A partir de la seconde guerre mondiale, le développement de la motorisation, notamment dans les armées, s’accompagna d’un développement considérable de l’utilisation de l’amiante dans le calorifugeage des moteurs et des chaudières. Par ailleurs, les méthodes industrielles de construction firent appel largement à l’amiante, essentiellement sous la forme de l’amiante ciment, matériau de couverture ou de tuyauterie associant 10% d’amiante à 90% de ciment mais également sous la forme de flocage d’amiante, procédé consistant à projeter un mélange associant, dans une proportion inverse, des fibres d’amiante à un liant quelconque.

A côté de ces utilisations principales, l’amiante fut utilisée pour ses diverses propriétés dans un nombre de plus en plus important d’objets allant des plaquettes de frein au grille pain ou à la planche à repasser. Dans les années 1980 on peut considérer que l’amiante entrait dans la fabrication d’environ trois mille produits, dont beaucoup de produits domestiques.

En France l’utilisation massive d’amiante a été plus tardive qu’aux Etats-Unis ou en Angleterre mais elle a été ensuite très massive. Dans les années 1950 l’industrie utilisait environ 50 000 tonnes, puis 100 000 tonnes environ dans les années 60, 150 000 tonnes dans les années 1970, puis les volumes ont décru et à la veille de l’interdiction de l’utilisation de ce matériau, l’industrie n’utilisait plus que 40 000 tonnes en 1995 et 36000 tonnes en 1996.

Cette utilisation massive s’est faite alors même que l’amiante est une substance dangereuse. En effet les fibres d’amiante sont extrêmement fines, (au moins 500 fois plus fines qu’un cheveu) on ne les distingue pas à l’œil nu lorsqu’elles sont en suspension dans l’air. Lorsqu’elles sont inhalées elles se faufilent très profondément dans les bronches et l’organisme ne parvient pas à les évacuer. Il ne parvient pas non plus à les éliminer chimiquement et les fibres provoquent des maladies pulmonaires graves et des cancers.

La première maladie est l’asbestose. C’est une fibrose pulmonaire, c'est-à-dire, autour d’une fibre d’amiante qui n’a pas été évacuée, un épaississement de la paroi alvéolaire qui gêne les échanges gazeux et donc l’oxygénation du sang ; la maladie est d’autant plus grave que le temps d’exposition est long. L’asbestose est une pneumoconiose, c’est à dire une maladie des poumons provoquée par l’inhalation de particules solides. Elle est de la même famille que la silicose, maladie des carriers, des tailleurs de pierre ou des ouvriers de la porcelaine, mais elle provoque des insuffisances respiratoires beaucoup plus sévères et on considère en général que l’apport d’oxygène nécessaire varie dans un rapport de 1 à 5. L’asbestose peut entraîner la mort. C’était une maladie extrêmement fréquente parmi les travailleurs des usines d’amiante. L’amiante provoque également d’autres atteintes de la plèvre non cancéreuses.

La deuxième maladie est le mésothéliome malin qui est une tumeur maligne le plus souvent de la plèvre mais également du péritoine et qui peut avoir d’autres localisations. Ce cancer particulier est provoqué par une fibre d’amiante qui, ayant perforé le poumon, parvient à pénétrer dans la plèvre, voire le péritoine où elle provoque des anomalies cellulaires. On ne sait pas guérir ce cancer, la mort du patient survient à échéance de quelques mois, après une fin très douloureuse. Le mésothéliome n’est provoqué que par l’amiante et par une autre fibre rare que l’on ne trouve qu’en Turquie et qui n’est pas utilisée dans l’industrie. Il peut être provoqué par une exposition brève mais très intense à des fibres d’amiante ; il peut se développer à l’issue d’un délai de trente voire de quarante ans après l’exposition à l’amiante.

Le mésothéliome qui était une maladie rarissime avant les années 50 : 1 cas pour 1 million de personnes a vu sa fréquence augmenter et cause désormais entre 750 et 1000 décès par an en France.

La troisième maladie est le cancer broncho-pulmonaire. Ce cancer provoqué par les altérations des cellules des bronches causées par les fibres d’amiante n’est pas différent dans ses manifestations du cancer du fumeur. Il survient surtout chez des sujets qui ont été exposés de manière importante ; là encore, le temps de latence peut être très important. Pour l’année 1996, l’INSERM évaluait à 1200 les cancers broncho-pulmonaires liés à l’exposition professionnelle à l’amiante.

Pour différentes raisons tenant notamment au temps de latence de ces maladies, les victimes ont eu beaucoup de mal à en obtenir l’indemnisation sur le terrain des maladies professionnelles, elles se sont heurtées à des règles de prescription puis à la difficulté de prouver le lien de causalité entre leur travail et leur maladie. En 1994 une affaire concernant le décès de plusieurs professeurs du lycée de Gerardmer qui avaient travaillé pendant plusieurs années dans un atelier dont les murs étaient recouverts de flocage d’amiante aboutit à une prise de conscience de la gravité de la situation. Le Gouvernement demanda à l’INSERM de faire une étude de santé publique sur la question des dangers de l’amiante, puis au vu des conclusions de cette étude décida l’interdiction de l’usage de l’amiante, décision de principe annoncée en juillet 1996 puis consacrée par le décret n° 96-1133 du 24 décembre 1996. (Cette décision déclenchera d’ailleurs une plainte contre la France devant l’OMC de la part du Canada ; plainte qui vient récemment d’être écartée.)

De leu côté, les victimes de maladies et leurs proches, regroupés dans l’association nationale des victimes de l’amiante ANDEVA ont introduit un certain nombre d’actions devant les tribunaux. Des actions au pénal, qui ont servi d’appui à des saisines du fonds d’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme et d’infractions prévues par les articles 406-4 du code de procédure pénale, des actions devant les tribunaux des affaires de sécurité sociale, pour voir reconnaître le caractère professionnel de la maladie en application des dispositions de l’article L.411-1 CSS et obtenir le cas échéant une majoration des indemnités en raison du caractères inexcusable de la faute de l’employeur, en application des dispositions de l’article L.452-2 CSS. Enfin, certaines d’entre elles ont également saisi la juridiction administrative d’actions tendant à ce que la responsabilité de l’Etat soit retenue sur le terrain de la faute en raison des carences de l’Etat dans la prévention des maladies professionnelles, c’est de ces dernières actions dont vous avez aujourd’hui à connaître.

Les actions introduites devant les juridictions judiciaires ont abouti à une série de décisions prises entre le 28 février et le 19 décembre 2002, par lesquelles la Cour de cassation a totalement bouleversé le régime de responsabilité de l’employer en matière de d’hygiène et de sécurité de ses salariés.

La Cour de cassation a en effet affirmé « qu’en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers lui d’une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés dans l’entreprise ; que le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable au sens de l’article L.452-1 CSS lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. »

Sur ce dernier point, la Cour de cassation a, suivant les conclusions de l’avocat général, considéré qu’il convenait de distinguer, avec la précision nécessaire entre les différentes activités industrielles ayant eu recours à l’amiante et entre les modalités d’utilisation faites de cette substance pour apprécier si l’employeur a pu avoir conscience de l’exposition du salarié au risque et, en conséquence, retenir ou non l’existence d’une faute inexcusable.

Cette obligation de résultat mise à la charge de l’employeur en vertu du contrat de travail a été l’objet de très nombreux commentaires de doctrine (elle a en outre explicitée de manière détaillée par le président de la chambre sociale de la cour de cassation dans une chronique à la semaine juridique cd.gén. N°4 janvier 2003, p.121).

Avant même l’intervention de ces décisions de la Cour de cassation, les pouvoirs publics ont décidé, face à la multiplication des actions en justice, aux difficultés rencontrées par les victimes pour obtenir une indemnisation, aux différences d’indemnisation entre les victimes de la même maladie, selon leur employeur ou bien selon la juridiction, de créer un fonds d’indemnisation permettant une indemnisation plus rapide et plus juste.

Inspirée par la loi du 31 décembre 1991 portant diverses dispositions d’ordre social qui avait mis en place le fonds d’indemnisation des victimes d’une contamination par le virus du SIDA causé par une transfusion sanguine ou une injection de produits sanguins, la  loi du 23 décembre 2000, de financement de la sécurité sociale pour 2001 créa le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante.

Le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante est un établissement public à caractère administratif doté de la personnalité morale et de l’autonomie financière (article 53 II). Il est alimenté par une contribution de l’Etat fixée par la loi de finances et une contribution de la branche accidents et maladies professionnelles du régime général de la sécurité sociale dont le montant est fixé chaque année par la loi de financement de la sécurité sociale (art. 53 VII). Il s’agit, comme pour le SIDA, d’une indemnisation qui a pour fondement la solidarité et non la responsabilité et la loi prévoit que le fonds est subrogé à due concurrence des sommes versées par lui, dans les droits que possède le demandeur contre la personne responsable du dommage ainsi que contre les organismes tenus à réparation à un titre ou à un autre (art.53 VI).

Le fonds doit verser une réparation intégrale et non forfaitaire du préjudice, il couvre toutes les victimes quelle que soit l’origine, environnementale ou professionnelle de la maladie, qu’elles aient été salariées ou non, qu’elles soient ou non couvertes par un régime de sécurité sociale contre le risque de maladie professionnelle, le demandeur devant justifier d’une exposition à l’amiante et d’une atteinte à l’état de santé de la victime (art.53 III).

Le fonds doit se prononcer sur les demandes dont il est saisi dans un délai de six mois. En cas de non réponse dans ce délai ou bien lorsque le fonds rejette la demande ou bien encore lorsque le demandeur n’est pas satisfait de l’offre qui lui est faite, il est ouvert une action devant la cour d’appel dans  le ressort de laquelle se trouve le domicile du demandeur (art.53 V).  Par ailleurs, pour éviter les enchevêtrements de procédures juridictionnelles qui avaient valu à la France une condamnation par la cour européenne des droits de l’homme (CEDH 4 décembre 1995, Bellet c/ France série A n°333B), la loi a prévu que l’acceptation de l’offre du fonds ou bien la décision juridictionnelle devenue définitive, dans l’action intentée devant la cour dont nous avons parlé, vaut désistement des instances juridictionnelles en cours et rend irrecevable toute autre action juridictionnelle future en réparation du même préjudice et qu’il en va de même de toute décision juridictionnelle devenue définitive allouant une indemnisation intégrale du préjudice (art. 53 IV 3ème alinéa).

Le Conseil constitutionnel à qui la loi avait été déférée a écarté le moyen tiré de la méconnaissance par cette dernière disposition du droit à un recours juridictionnel effectif découlant de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (CC 19 déc. 2000, déc. N°2000-437 DC p. 190).

A l’occasion de l’examen d’une requête dirigée contre le décret pris pour l’application de la loi, vous avez écarté le moyen tiré de l’incompatibilité de ces dispositions de la loi avec l’article 6 d’une part et l’article 13 combiné avec l’article 2 d’autre part, de la déclaration européenne de sauvegarde des droits de l’homme. 1/2 ssr 26 février 2003, M.Mekhantar, concl. P. Fombeur, sera publié au recueil.

Comme nous l’avons dit, le fondement de l’indemnisation par cet établissement public est la solidarité nationale et non la responsabilité de la puissance publique. Son existence même ne rend pas irrecevable toute action qui tendrait à rechercher la responsabilité de l’Etat à raison des dommages subis. En ce qui concerne les demandes qui sont à l’origine des actions qui sont actuellement devant vous, il ressort des mesures d’instruction menées auprès du fonds que les demandeurs ont, pour trois d’entre eux, introduit une demande d’indemnisation devant le fonds mais qu’aucun n’a encore accepté l’offre d’indemnisation. Les dispositions du IV de l’article 53 n’ont donc pas à jouer et il n’y a pas lieu de s’interroger sur les conséquences d’un éventuel désistement d’office des demandeurs en première instance.

Les pourvois du ministre ont été régulièrement introduits et leur recevabilité ne pose pas de difficulté.

La société ETERNIT a présenté des interventions en défense dans deux dossiers qui concernent ses anciens salariés : MM Thomas et Bourdignon. La Société Atofina a présenté une intervention en défense dans le dossier qui concerne M. Botella. Ces sociétés dont la responsabilité a pu être engagée devant les juridictions judiciaires sur le terrain de la faute, voire de la faute inexcusable à l’égard des ayants droit de leurs anciens salariés, ont intérêt au maintien de l’arrêt qui déclare l’Etat responsable des conséquences de la maladie. Néanmoins dans deux dossiers, il n’a pas été produit de mémoire en défense. Or vous avez jugé que la recevabilité d’une intervention en défense était subordonnée à l’existence d’un mémoire en défense. 2/6ssr 5 février 1988, Min. Intérieur et de la décentralisation c/ Surette, mentionné au recueil. Vous ne pourrez qu’écarter comme irrecevables les interventions présentées par les sociétés dans ces deux dossiers. En revanche vous admettrez l’intervention de la société ETERNIT dans le dossier qui concerne les Consorts THOMAS.

A l’appui de ses pourvois l’Etat développe cinq moyens. Il soutient que la cour administrative d’appel a insuffisamment motivé son arrêt, qu’elle a commis une erreur de droit en faisant reposer sur le défendeur la charge de la preuve, qu’elle a inexactement qualifié les faits en retenant que l’Etat avait commis une faute puis en admettant qu’il existait un lien direct entre la faute et les dommages, enfin que la cour aurait du atténuer la responsabilité de l’Etat en raison des fautes commises par des tiers, en l’espèce les employeurs des victimes.

S’agissant de la motivation des arrêts, le ministre soutient que la cour s’est bornée à juxtaposer des faits sans exposer le raisonnement de droit au terme duquel elle a été amenée à retenir la faute de l’Etat, la cour administrative de Marseille a adopté deux motivations légèrement différentes selon les dates auxquelles les victimes avaient été en contact avec l’amiante. Dans les deux cas toutefois, ses arrêts sont longuement motivés

Dans les arrêts concernant MM. Thomas et Bourdignon qui avaient travaillé dans l’entreprise ETERNIT dans les années soixante, la cour a rappelé les dates auxquelles les connaissances des dangers de l’amiante pour la santé avaient fait l’objet de publications scientifiques : 1906, 1930 et 1950, les dates auxquelles l’Angleterre puis les Etats-Unis avaient imposé des réglementations ou formulé des recommandations pour limiter l’inhalation de fibres d’amiante par les travailleurs : 1931 et 1946, la date de la première puis d’une deuxième inscription d’une maladie liée à l’amiante sur le tableau des maladies professionnelles : 1945 et 1950 ; elle en a déduit qu’à partir du milieu des années 50 les pouvoirs publics ne pouvaient plus ignorer que l’exposition professionnelle aux fibres d’amiante présentait des risques graves pour la santé. Elle a ensuite écarté comme non établi un moyen tiré de ce que l’application de la réglementation générale sur la limitation des poussières dans les ateliers constituait une protection adaptée au risque alors connu et ayant relevé que l’Etat n’avait alors diligenté aucune étude sur les risques liés à l’amiante et n’avait pris aucune mesure de protection avant 1977, elle a alors affirmé qu’il ne justifiait pas avoir satisfait à ses obligations en la matière. Elle a ensuite écarté deux moyens tirés de ce que d’autres Etats n’avaient pas été plus diligents et de ce qu’il était très difficile de réaliser une étude de grande ampleur.

Cette motivation reprend les faits, répond aux moyens développés devant le juge du fond et énonce de manière suffisamment détaillée, selon nous, les raisons pour lesquelles la cour administrative d’appel a estimé que l’Etat avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité, vous mettant ainsi à même d’exercer votre contrôle de cassation sur le raisonnement tenu.

S’agissant des recours concernant MM. Botella et Xuereff, la cour a rappelé un certain nombre de dates auxquelles des informations sur les risques, en particulier cancéreux, de l’inhalation de fibres d’amiante ont été connus : 1906, 1950, 1977 ; elle a analysé les dispositions du décret du 17 août 1977 limitant la concentration des fibres d’amiante dans l’air en milieu professionnel puis elle a relevé que l’Etat n’avait pas justifié de ce que les seuils successifs retenus étaient adaptés au risque d’exposition professionnelle à l’amiante et n’avait diligenté aucune étude permettant de vérifier que les mesures prises étaient effectivement adaptées. Elle en a déduit que l’Etat n’avait pas pris les mesures de prévention qui s’imposaient puis à écarté le moyen tiré de l’absence dans un premier temps de directives européennes puis du respect de ces directives par la France avant d’écarter un dernier moyen tiré de ce que d’autres Etats n’avaient pas été plus diligents.

Là encore cette motivation nous paraît suffisante.

Vous écarterez ce moyen.

Le ministre soutient ensuite que la cour aurait commis une erreur de droit en faisant reposer sur le défendeur le fardeau de la preuve alors même que les demandeurs n’avaient rien établi ni même rien allégué sérieusement. Il souligne en particulier que les défendeurs n’avaient pas produit en appel. Mais la cour s’est prononcé au regard de l’ensemble des pièces de son dossier et, d’une part les écritures des demandeurs étaient assez fournies et précises en premier ressort, d’autre part, et surtout, les demandeurs s’étaient référés dans leurs écritures devant les premiers à juger un livre consacré à l’affaire de l’amiante et qui rédigé comme une enquête recensait de manière très précise les faits qui ont émaillé l’histoire de l’utilisation industrielle de l’amiante en France en dressant à partir de ces faits un réquisitoire très sévère à l’encontre notamment des pouvoirs publics.  Le livre était produit en pièce jointe à l’appui d’une demande et les autres demandes faisaient expressément mention de cette production. Au demeurant les écritures de l’administration devant les juges du fond étaient très développées et répondaient à beaucoup de critiques soulevées dans le livre. La cour a pu sans commettre d’erreur de droit, affirmer que le défendeur n’établissait pas suffisamment l’efficacité d’un certain nombre de mesures qui avaient été critiquées de manière circonstanciées dans les pièces du dossier. Vous écarterez également le deuxième moyen.

Le troisième moyen est tiré de l’erreur de qualification commise par la cour en considérant que l’Etat avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité. Cette question de la faute de l’Etat a déjà été abordée, en dehors des présentes instances, dans des rapports officiels comme le rapport REVOL établi au nom de l’office parlementaire des choix scientifiques et technologiques en 1998, ou le rapport particulier de la Cour des comptes sur la gestion du risque accident du travail et maladies professionnelles de février 2002. Dans l’ensemble, ces rapports s’accordent pour reconnaître que les diverses instances en charge de la prévention n’ont pas fonctionné comme elles auraient dû, mais il s’agit simplement d’études qui n’ont pas eu de sanctions juridiques.

Comme nous l’avons dit plus haute, la cour a retenu deux comportements fautifs selon qu’étaient en cause des travailleurs de l’amiante contaminés avant 1977 ou des travailleurs d’autres secteurs contaminés avant cette date. Pour les travailleurs de l’amiante elle a considéré que l’Etat avait commis une faute en ne prenant aucune mesure spécifique de protection de ces travailleurs alors qu’il n’était pas établi que la réglementation générale était suffisante et en ne diligentant aucune étude scientifique. Pour les travailleurs d’autres secteurs contaminés après cette date, elle a considéré que l’Etat avait commis une faute en mettant en place une réglementation inadaptée et en ne réalisant aucune étude qui lui aurait permis de s’assurer que les mesures qu’il prenait étaient adaptées aux risques graves et connus en cause.

Le ministre conteste ces raisonnements, il soutient 1° que la cour a méconnu les principes que vous aviez définis dans votre décision d’Assemblée du 9 avril 1933 M.D. aux conclusions d’Hubert Legal, rec. p.110, en faisant peser sur l’administration une obligation d’agir alors même qu’elle ne détenait que des informations scientifiques fragmentaires et parfois contradictoires et 2° qu’elle a entaché son appréciation des faits de dénaturation en assimilant la connaissance in abstracto de la dangerosité de l’amiante à la connaissance des risques in concreto que pouvaient encourir un travailleur exposé à cet agent. Le ministre insiste sur cette distinction entre risque et danger et sur le fait que l’Etat a fait évoluer la réglementation au fur et à mesure de l’évolution de la connaissance des risques.

Nous pensons qu’il existe une différence importante entre les présentes affaires et l’épidémie de SIDA ou les récents problèmes de sécurité sanitaire des aliments ou bien encore les menaces de nouvelles maladies comme le SRAS ou la grippe aviaire.

Cette différence tient à l’enracinement dans l’histoire tant de la mission étatique de protection de l’hygiène et la sécurité des travailleurs que le des risques causés par l’amiante à ces derniers. En effet c’est à la fin du 19ème siècle, que l’Etat conscient du vide laissé par la suppression des corporations et des risques nouveaux engendrés par le développement industriel, conscient aussi des limites que peut avoir en la matière l’initiative spontanée des industriels a décidé de se charger d’une mission de protection de l’hygiène et de la sécurité des ouvriers des établissements industriels. Après deux textes particuliers, les lois de 1874 et 1892 sur le travail des enfants et le travail des filles mineures et des femmes, la Chambre a été saisie d’un projet de loi de protection générale des ouvriers. Ce projet est devenu la loi du 12 juin 1893 dont les principales dispositions, codifiées en 1912 sont restées très longtemps inchangées. L’article 2 de la loi dispose que « les établissements doivent être tenus dans un état constant de propreté et présenter les conditions d’hygiène et de salubrité nécessaires à la santé du personnel » l’article 3 renvoie à des règlements d’administration publique le soin de déterminer 1° dans les trois mois de la promulgation de la loi les mesures générales de protection et de salubrité applicables à tous les établissements assujettis notamment en ce qui concerne l’éclairage, l’aération et la ventilation, les eaux potables, les fosses d’aisance, l’évacuation des poussières et des vapeurs etcet 2° au fur et à mesure des nécessités constatées, les prescriptions particulières relatives soit à certaines industries soit à certains modes de travail. » l’article 4 confie aux inspecteurs du travail, corps créé par la loi de 1874 et directement rattaché au ministre, la charge d’assurer l’exécution de la loi et de ses règlements d’application et leur confère le droit d’entrer dans les établissements. Les articles suivants sont relatifs aux vérifications, aux poursuites et aux sanctions.

Parmi les déclarations des auteurs de la loi on pourra retenir la déclaration de M. Roche, ministre de l’industrie : « la plupart des industries sont insalubres, beaucoup sont dangereuses. Mais s’il est des périls que la prudence humaine sera toujours impuissante à conjurer, il en est d’autres que de sages précautions sont susceptibles de prévenir, l’expérience a en effet  montré que le problème de l’amélioration de la sécurité des travailleurs et de la salubrité des établissements industriels n’est pas insoluble, et puisque cet objectif n’est pas inaccessible, c’est un devoir de chercher à l’atteindre. »

Le règlement général d’application de la loi  est intervenu le 11 mars 1894 : légèrement modifié en 1913, il est encore pour partie en vigueur. Il contient dans son article 6 des dispositions propres notamment aux poussières « les poussières seront évacuées directement au dehors de l’atelier au fur et à mesure de leur production… Pour les poussières légères, il sera installé des hottes avec cheminée d’appel ou tout autre appareil d’aspiration efficace. L’air des ateliers sera renouvelé de façon à rester dans l’état de pureté nécessaire à la santé des ouvriers. »

De très nombreux décrets spéciaux interviendront à partir de 1913 dans les secteurs les plus variés : ateliers de blanchissage (D. 1er oct. 1913), soufflage à la bouche dans les verreries (D. 1913) poussières arsénicales (D. 16 nov. 1949) etc… certains seront même particulièrement développés comme le décret du 8 janvier 1965 sur le BTP, le décret du 15 mars 1967 sur les rayonnements ionisants par exemples, plusieurs décrets interviendront à partir de 1950 pour la silicose professionnelle.

On sait que la loi de 1893 sera complétée par la loi du 9 avril 1898 qui établit une responsabilité forfaitaire mais sans faute à la charge de l’employeur et met en place le système d’indemnisation des accidents du travail. Si le législateur de 1893 avait pu affirmer « Qu’amener la diminution du nombre des accidents est un souci plus haut que celui qui consisterait uniquement à indemniser les victimes » cette idée sera malheureusement parfois perdue de vue, l’indemnisation faisant passer au second plan la prévention.

Jusqu’en 1936, la mission presque exclusive des inspecteurs du travail sera de veiller à l’application de ces textes sur la protection de l’hygiène et la sécurité du travail. C’est ainsi qu’un auteur pouvait dire, à droit social 1946, parlant des inspecteurs du travail : « ils sont aussi pour le ministère du travail de précieux agents d’information (…) spontanément, à la demande du ministre, ils font connaître les lacunes les imperfections de la réglementation existante ils suggèrent les moyens d’y remédier et émettent les propositions qui seraient susceptibles d’améliorer les conditions de travail » (M. DECOUST à droit social 1946 p.119).

Au lendemain de la libération, l’engagement de l’Etat dans la protection de l’hygiène et la sécurité des travailleurs est réaffirmé, il est même renforcé par loi du 30 octobre 1946 qui met en place, en marge des organes du ministère du travail, en marge des organes du ministère du travail, un réseau spécifique de services d’établissements et d’organes consultatifs compétents en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles. L’exposé des motifs de la loi de 1946 rappelle que l’indemnisation est un pis aller et assigne aux caisses de sécurité sociale qui sont désormais compétentes pour le risque accident du travail maladies professionnelles une mission prioritaire de prévention.

Les caisses régionales d’assurance maladie doivent (avec le concours des caisses primaires) regrouper tous les renseignements qui doivent permettre d’établir les statistiques d’accidents du travail et de maladies professionnelles suivant les causes et les circonstances dans lesquelles ils sont survenus, leurs fréquences et leurs effets. La caisse nationale d’assurance maladie doit regrouper les données fournies par les CRAM et sur cette base, définir et mettre en œuvre les mesures de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, elle doit orienter et contrôler les actions de prévention des caisses régionales.

L’action des caisses est complétée par l’institut national de recherche et de sécurité – INRS – association loi de 1901 qui a pris la suite des deux structures qui relevaient autrefois de la caisse nationale de sécurité sociale dont l’Institut national de sécurité. L’INRS est compétent pour effectuer à la demande notamment du ministre du travail, des études et des recherches dans le domaine de l’hygiène et de la sécurité des travailleurs.

Par ailleurs d’autres services, s’ils ne dépendent pas directement du ministre du travail ou du ministre de la sécurité sociale, peuvent apporter leur  concours en matière de maladies professionnelles. Il s’agit par exemple de la section d’hygiène industrielle et du travail du conseil supérieur d’hygiène de France, des instituts d’hygiène industrielle qui existent dans certaines facultés de médecine. De l’Institut national d’hygiène devenu Institut national de la santé et de la recherche médicale qui est chargé d’entreprendre notamment toutes études sur la santé de l’homme et la situation sanitaire du pays ; du Conseil permanent d’hygiène sociale et en particulier de sa commission de la tuberculose et des maladies respiratoires et enfin du Service des mines qui depuis la loi de 1810 est chargé de la protection du personnel des mines.

Si le système de protection des travailleurs contre les accidents et maladies professionnelles n’est pas nouveau, les maladies liées à l’amiante et la connaissance qu’en a l’administration du travail ne sont pas non plus nouvelles.

En effet, en 1906, parut au bulletin de l’inspection du travail un article rédigé par un inspecteur du travail, M. Auribault et intitulé « L’hygiène et la sécurité des ouvriers dans les filatures et tissages d’amiante ». Il y décrit avec précision les causes de la mortalité en quinze ans d’environ cinquante ouvriers d’un usine de Normandie. « L’atmosphère des filatures et tissages d’amiante tient constamment en suspension un nombre infini de cristaux de silice exerçant leur action dangereuse sur les organes respiratoires des ouvriers ; ils viennent éroder et déchirer le tissu pulmonaire provoquant par leur action pernicieuse une phtisie spéciale. M. Auribaut donne ensuite une description exacte des maladies ainsi qu’une description précise des propriétés physiques et chimiques de l’amiante. Il conclut son étude en disant que les effets de la fibre sont bien connus des hygiénistes.

En 1930, un médecin lyonnais publie une étude statistique sur la nocivité de l’amiante.

En 1945 les effets nocifs de l’amiante sur la santé des ouvriers sont suffisamment connus en France pour que soient inscrits au tableau des maladies professionnelles un certain nombre de silicoses et leurs complications cardio-vasculaires causées par les travaux de forage et d’extraction d’amiante ainsi que les travaux de broyage, concassage, tamisage et manipulation à sec de minerai ou roche amiantifère.

En 1950 et 1951, ce tableau est complété sous l’intitulé propre asbestose, pour des travaux exposant à l’inhalation de poussière d’amiante.

En 1968, il est créé un registre des mésothéliomes dans lequel doivent être enregistrés tous les décès causés par cette maladie.

Jusqu’en 1976 il n’y aura pas en France d’autre mesure concernant l’amiante, en particulier il n’y a pas eu de réglementation spéciale au titre du 2° de la loi de 1895. Alors même que de nombreux décrets spéciaux intervenaient dans les années soixante. Il ne semble pas non plus qu’il y ait eu de politique de contrôle orienté vers les entreprises travaillant à partir d’amiante pour vérifier que les conditions de travail étaient conformes à la réglementation générale, or d’après ce que l’on sait à la suite d’un certain nombre de conflits sociaux et en particulier celui qui avait entraîné l’occupation de l’usine Amisol près de Clermont Ferrand, beaucoup de ces usines étaient vétustes et mal entretenues.

Enfin, alors que les déclarations de maladie professionnelle augmentaient certainement puisqu’elles aboutissaient à l’inscription de ces maladies sur le tableau n°30, ni les CRAM ni la CNAM ni les autres organes n’ont fait procéder à des études d’hygiène industrielle auprès de la population de ces usines.

Hors de France à cette période, des études étaient réalisées ; en 1950 un rapport fait par un professeur de pneumologie anglais à partir d’une cohorte de travailleurs d’un grand groupe anglais de l’industrie de l’amiante établit de manière scientifique l’existence d’un  lien entre la fabrication de l’amiante textile et le cancer du poumon. Les résultats de cette étude étaient confirmés aux Etats-Unis sur des cohortes de plusieurs centaines de calorifugeurs. Les résultats de cette étude étaient publiés et cette même année une conférence de l’académie des sciences de New York concluait à la responsabilité de l’exposition professionnelle à l’amiante dans la survenue du cancer du poumon dans les mines d’amiante, les chantiers navals, chez les calorifugeurs et les travailleurs de l’amiante textile. Tandis qu’en 1960 une autre étude réalisée en Afrique du sud établissait le lien entre mésothéliome et le travail dans les mines, étude suivie de plusieurs autres en Angleterre et aux Etats-Unis réalisés sur des travailleurs d’autres secteurs qui aboutissent au même résultat. Contrairement à ce que soutient le ministre, il ne s’agit pas d’articles ponctuels plus ou moins assurés ou confidentiels, il s’agit dans tous les cas de communications scientifiques qui font suite à des études importantes et qui sont publiées dans des revues spécialisées. La première étude était publiée dans le British journal of industrial medicine, revue d’hygiène industriel à laquelle les instances scientifiques spécialisées dans la prévention des risqes au travail, les chaires d’enseignement d’hygiène industrielle etc… étaient sans doute – et en tout cas auraient dû – être abonnées. Or soit elles n’ont pas lu ces articles, ce qui paraît peu probable et aurait en tout état de cause été une faute, soit elles n’ont pas relayé les informations qu’ils contenaient, soit elles ont bien relayé cette information mais il n’en a été tenu aucun compte.

En Angleterre et aux Etats-Unis, une réglementation spécifique tendant à mieux protéger les travailleurs de l’amiante a été mise en place beaucoup plus tôt qu’en France : en 1931 en Angleterre et en 1946 aux Etats-Unis. Le Ministre soutient que ces pays n’ont agi ainsi que parce qu’ils étaient dépourvus de réglementation générale sur les poussières ce qui n’était pas le cas de la France. Mais d’une part la mise en œuvre d’une réglementation particulière a pour effet d’attirer l’attention des travailleurs et des employeurs sur la dangerosité des produits manipulés, et ce d’autant que le décret particulier doit être affiché sur les lieux de travail. (Il n’est pas indifférent de savoir que l’on travaille dans un lieu où la poussière est particulièrement dangereuse, les gestes les plus quotidiens comme le lavage des mains en sont modifiés, on le voit par exemple avec la lecture du décret sur les poussières d’arsénieux : ce texte ne contient pas vraiment de mesure technique extraordinaire mais il définit un certain nombre de procédures d’hygiène qui doivent être strictement respectées, en matière de nettoyage en fin de journée, de changement de vêtements, de contacts avec la nourriture). Or les entretiens avec les salariés français victimes de maladies liées à l’amiante révèlent que dans les années soixante, ils étaient laissés dans l’ignorance de la dangerosité de ce produit, alors que depuis dix ans on savait qu’il était potentiellement cancérigène et qu’ils se comportaient à son égard avec la même désinvolture qu’avec n’importe quelle matière première inerte.

D’autre part, si le ministre souligne que le nombre de décès par mésothéliome en Angleterre est plus important qu’en France ce qui est exact aujourd’hui, il oublie de faire état des développements suivants du rapport de l’INSERM, consacrés à l’évolution des maladies, dans lequel on trouve ces données et selon lequel, en 1996, on constate déjà une stagnation du nombre de cas de pathologie cancéreuse liée à l’amiante en Angleterre et dans d’autres pays en raison d’une protection plus précoce des travailleurs, alors qu’en France, on a l’impression d’être au début de l’épidémie.

Pour cette période qui s’achève en 1976 et qui correspond à celle ou MM. Thomas et Bourguignon travaillaient chez ETERNIT, on constate que, alors que la France s’était dotée après guerre d’outils ambitieux permettant à l’Etat de prévenir les maladies professionnelles et de veiller à la sécurité des travailleurs, et alors que ces outils traditionnellement mis en œuvre dans certains secteurs d’activité, comme l’industrie chimique, la porcelaine etc… étaient effectivement utilisés dans certains secteurs nouveaux où étaient manipulés des matières dangereuses, comme le secteur des radiations ionisantes par exemple, aucun n’a fonctionné de manière satisfaisante pour l’amiante ; ni les instances de sécurité sociale, qui auraient du faire remonter une information, ni les instances scientifiques qui n’ont pas assuré leur rôle de veille et de relais, ni enfin l’administration du travail, qui n’a pas donné aux inspecteurs du travail d’orientation de contrôle de ce secteur dont les dangers étaient connus, qui n’a pas contrôlé localement, et qui faute d’une information adéquate, n’a pas réglementé.

Nous vous proposons de dire qu’en relevant que l’Etat n’avait pas fait procéder à des études particulières et ne s’était pas assuré de l’efficacité de la réglementation générale pour prévenir les dangers provoqués par l’amiante sur les travailleurs qui manipulaient cette fibre, la cour administrative d’appel n’a pas dénaturé les faits. Puis, qu’en déduisant de ces constatations que l’Etat avait commis une faute constituée par une carence dans la mise en œuvre de la mission de prévention dont il était chargé, elle n’a pas inexactement qualifié les faits.

En 1976, le cancer des bronches et le mésothéliome ont été inscrits sur le tableau de maladies professionnelles causées par l’inhalation de poussière d’amiante. En 1977, à l’issue d’une assemblée tenue à Lyon, le Centre international de recherche sur le cancer a classé l’amiante parmi les substances cancérigènes. A partir de 1977, le Gouvernement a pris un certain nombre de mesures réglementaires relatives à l’amiante.

En premier lieu est intervenu le décret n°77-949 du 17 août 1977. Ce texte instaure une protection des travailleurs exposés à des poussières d’amiante, qu’ils effectuent des travaux de transport, de manipulation, de traitement, de transformation, d’application et d’élimination de l’amiante et de tous produits ou objets susceptibles d’être à l’origine d’émissions de fibre d’amiante. Il impose que la concentration moyenne en fibres d’amiante de l’atmosphère inhalée par un salarié pendant sa journée de travail ne soit pas supérieure à 2 fibres par millilitre. Il impose à l’employeur de remettre une information à son salarié sur les risques et les précautions à prendre et de faire une déclaration à l’inspection du travail récapitulant les conditions d’utilisation de l’amiante, la durée d’exposition des salariés par jour, les mesures de prévention et de protection mises en œuvre.

Ce décret a été modifié deux fois pour abaisser les seuils et les mettre en harmonie avec des valeurs limites retenues par des directives européennes. La directive n°83-477 du 19 septembre 1983, transposée par le décret n°87-232 du 27 mars 1987 qui baissait les seuils à 1f/ml pour toutes les variétés d’amiante sauf l’amiante bleue, 0,5 f/ml en moyenne sur 8 heures pour l’amiante bleue, 0,8 f/ml  pour les mélanges.

Puis la directive du 25  juin 1991 transposée par le décret n°92-634 du 6 juillet 1992 qui a encore abaissé les seuils à 0,6 f/ml en moyenne sur 8 heures pour l’amiante blanc et 0,3 f/ml pour les autres variétés d’amiante.

La qualité de l’air doit être vérifiée par un outillage ad hoc faisant appel de préférence à la technique du microscope électronique et qui, au long de la journée de travail, procède à  des mesures. (Il s’agit d’une technique adaptée à l’usine mais non aux interventions ponctuelles comme par exemple dans le bâtiment ou bien dans des garages où l’on change des plaquettes de frein.)

Le deuxième acte réglementaire important est l’interdiction du flocage, par un décret n°778-394 du 20 mars 1978. Cette interdiction ne concerne que les travaux de flocage à venir et n’a pas de portée sur les locaux déjà floqués.

Enfin le dernier texte est le décret n°88-466 du 28 avril 1988 interdisant totalement l’usage de l’amiante bleue, interdisant la vente, l’utilisation et l’importation d’un certain nombre de produits de consommation courante contenant de l’amiante, par exemple les jouets, les appareils de chauffage etc… et imposant un marquage spécifique des produits contenant de l’amiante. Cette dernière obligation ne va pas jusqu’à rendre obligatoire l’apposition d’une tête de mort, comme sur les flacons de produits chimiques mais impose d’imprimer en gros la lettre A. Ce texte a été complété par un décret qui a en 1994 encore restreint le nombre de produits autorisés.

Dans cette seconde période, les textes essentiels pour la protection des travailleurs sont de 1977 et 1978 : le premier a déterminé l’action de l’Etat et l’engagement de la France dans une politique qui a été qualifiée de « politique d’usage contrôlé de l’amiante ».

Le Gouvernement soutient que cette politique était adaptée aux connaissances scientifiques du moment et a été durcie au fur et à mesure que d’autres connaissances étaient acquises. Il ne soutient pas que d’autres mesures auraient été adoptées ou que des recherches complémentaires auraient été entreprises.

De fait, en France, de 1975 à 1995, il n’y a pas eu davantage d’études scientifiques demandées aux instituts de recherche publique et notamment à l’INSERM et au CNRS, voire l’INRETS sur les propriétés de cette fibre et ses effets sur la santé, que par le passé. Il n’y a eu aucune enquête de l’inspection du travail diligentée auprès d’entreprises susceptibles d’être concernées par les mesures imposées par le décret de 1977. En dépit des premiers signes d’apparition d’une épidémie de mésothéliome, notamment dans des secteurs professionnels très éloignés de l’industrie de l’amiante, comme les garages ou les entreprises artisanales d’électricité plomberie, de l’inscription de cette maladie mortelle et des cancers broncho pulmonaires au tableau 30, les caisses d’assurance maladie n’ont pas diligenté d’enquête, la caisse nationale d’assurance maladie n’a pas fait diffuser d’information sur cette maladie particulière ou donné d’orientation de prévention en la matière.

Cette absence d’intérêt pour ces maladies est d’autant plus étrange qu’à la même époque, aux Etats-Unis, débutaient de manière simultanée et un peu sur tout le territoire, une série de procès souvent retentissants, intentés contre les industriels par les victimes de maladies liées à l’amiante qui fondaient leurs poursuites sur les résultats des enquêtes effectuées en 1960.

Or la politique d’usage contrôlée si elle était peut-être efficace dans les usines modernes, n’était pas adaptée à tous les autres endroits ou, compte tenu de la diffusion de produits amiantés dans l’environnement, des ouvriers étaient amenés à travailler sur des produits contenant de l’amiante ou dans un environnement qui, à un moment, avait été isolé ou protégé avec de l’amiante.

Or l’interdiction du flocage est survenue en raison de la prise de conscience du danger que présentait la dégradation des matériaux floqués, pourtant elle ne s’est pas accompagnée de mesures propres à protéger les travailleurs intervenant dans ces milieux dégradés.

Ainsi de très nombreuses victimes de mésothéliome étaient des ouvriers de garage qui soient avaient travaillé dans des locaux dont le flocage se délitait soit s’occupaient de changer des plaquettes de frein, c’était également des ouvriers du second œuvre du bâtiment qui, intervenant sur des bâtiments déjà existants et dans lesquels avaient été utilisés des produits à base d’amiante, voire des flocages, étaient exposés sans le savoir à des pics importants d’inhalation de poussières toxiques, lorsque, par exemple, ils perçaient une cloison ou arrachaient un revêtement ; enfin des personnes qui, occupées à d’autres choses, évoluaient dans des locaux floqués à l’amiante dont le revêtement se dégradait. On voit que la mesure par microscope de la concentration moyenne de fibres d’amiante sur 8 heures de travail était radicalement inadaptée pour ces salariés.

Si les retours d’information sur les causes de décès s’étaient faits correctement, si un inventaire des locaux floqués avait été entrepris, le gouvernement aurait peut-être engagé une réflexion sur les mesures complémentaires à adopter pour que la protection soit réellement efficace. Ce qu’il n’a pas fait.

Par ailleurs, à partir de 1982, a été mise en place, à l’initiative du président de l’INRS, une structure ad hoc, regroupant les industriels de l’amiante, les syndicats représentatifs des personnels, des médecins et des chercheurs spécialistes et des représentants de l’administration. Cette structure dénommée le « comité permanent amiante » était censée être le mieux à même de conseiller les pouvoirs publics et les entreprises sur les questions concernant l’amiante. Elle n’a pas joué le rôle de veille qui aurait dû être le sien et progressivement ses membres ont été comme anesthésiés, ne remplissant plus aucune tâche d’alerte, d’expertise scientifique ou de réflexion sur les mesures qui devaient être prises. Or ce comité était présenté comme le comité expert en la matière, compte tenu notamment de la notoriété des scientifiques auxquels il avait été fait appel. Les autres structures se sont senties déchargées de leur rôle de veille et progressivement on est arrivé à cette situation paradoxale qu’alors que se développait en France une épidémie majeure, personne n’était au courant de son existence ou de son ampleur et personne ne se préoccupait vraiment de la mission de protection des salariés les plus exposés.

L’échec de ce comité invite à la réflexion sur les structures d’expertise scientifique et sur la place respective que peuvent avoir, en matière de santé publique, et plus largement en matière de régulation, les instances de recherche et de réflexion financées par des industriels et celles de la recherche publique.

Pendant la période postérieure à 1977, l’Etat s’est satisfait d’une réglementation sans vérifier qu’elle permettait une protection efficace dans tous les secteurs, il n’a pas cherché à comprendre, au vu des éléments statistiques dont il disposait pourquoi une épidémie se développait malgré les mesures d’usage contrôlé. Il n’a pas fait appel aux instances publiques de recherche, aux services de l’inspection du travail, ou bien encore à ceux de l’assurance maladie. Il s’est gardé de diffuser une information précise à tous les travailleurs, les mettant en garde contre les dangers de l’amiante alors que son caractère cancérigène était connu.

Certes, il y avait encore des controverses scientifiques sur les risques comparés de telle ou telle fibre, sur les effets de seuil mais pour reprendre les conclusions d’H. Legal dans l’affaire d’assemblée du 9 avril 1993, « face à un risque mortel pour un certain nombre de patients, une certitude scientifique n’est pas une condition nécessaire pour agir ». Le risque mortel était ici avéré et l’Etat devait agir et mettre tout en œuvre pour s’assurer que son action était adéquate.

Nous pensons que, dans ce cas également, la cour administrative d’appel n’a pas inexactement qualifié les faites, qu’elle n’a pas dénaturés, en retenant que l’Etat avait commis une faute.

Nous vous proposons d’écarter le troisième moyen.

Le quatrième moyen est tiré de l’erreur de qualification commise par la cour administrative d’appel en considérant que la faute avait un lien direct avec les dommages. Le ministre soutient que le lien est indirect en raison de l’intervention de l’employeur.

Le comportement fautif reproché à l’Etat est une carence. Vous admettez qu’une carence, une inertie de l’administration puisse engager sa responsabilité à l’égard de la victime d’un dommage. Odent p.1384.

A cet égard, un récent colloque sur l’amiante organisé dans l’enceinte de la cour de cassation nous a rappelé qu’il n’en va pas de même dans tous les systèmes juridiques et qu’en particulier dans les systèmes de common law comme en Angleterre ou aux Etats-Unis, l’action qui se déroule devant vous est même difficilement concevable.

Vous admettez que puisse être reconnu un lien direct entre une faute de l’administration et un préjudice alors même que le fait d’un tiers se serait interposé entre les deux, 7 mars 1969 Soc ; des établissements Lassailly et Bichebois p.148 et les jces citées à l’encyl. Dalloz responsabilité Imputabilité du dommage.

Lorsque les mesures que l’administration aurait dû prendre s’apparentent à des mesures de police afin d’empêcher un tiers de mal agir, il en va ainsi presque à fortiori. 2/5 ssr 28 nov. 2003 commune de Moissy Crumayel BJCL 2004 p.60.

Tel est bien le cas en l’espèce. Certes l’employeur a, vis-à-vis de ses salariés, une responsabilité première en matière de sécurité, responsabilité qui découle, comme l’énonce l’article L-230-2 du code du travail et comme l’a dit la Cour de cassation dans ses décisions de février 2002, du contrat de travail.

Mais la loi confie également une telle responsabilité à l’Etat.

On est dans une situation légale de cumul de responsabilité. Les manquements de l’Etat à son obligation de protection et de prévention engagent directement sa responsabilité envers les victimes, et il lui appartient, s’il s’y croit fondé d’engager une action à l’encontre du ou des co-auteurs du dommage pour récupérer les sommes correspondant à leur part de responsabilité. Raisonner autrement aboutirait à décharger l’Etat de toute responsabilité dans les domaines de police et de régulation.

En jugeant que la maladie contractée par ces travailleurs était directement liée à l’absence de mesure adéquate de protection de l’hygiène et la sécurité, la cour n’a pas commis d’erreur de qualification. Nous vous proposerons d’écarter le quatrième moyen.

Le dernier moyen ne vous retiendra pas. Il est tiré de ce que la responsabilité de l’Etat doit être atténuée par celle des employeurs. Ce moyen est nouveau en cassation. A aucun moment il n’a été développé devant les juges du fond, or la question du partage des responsabilités n’est pas d’ordre public, la cour n’avait pas à s’interroger d’office sur une éventuelle atténuation de cette responsabilité. (Au demeurant aucun élément des dossiers soumis au juge de fond ne permettrait d’apprécier les parts respectives de responsabilités.)

Cette question, des responsabilités respectives de l’employeur et de l’Etat est sans doute une des plus délicates qui se posent dans ces affaires. Vous n’aurez pas à la trancher aujourd’hui et elle reste  venir. Le juge aura, éventuellement, à en connaître à l’occasion

-         des actions récursoires ou subrogatoires si le Tribunal administratif assortit la condamnation de l’Etat d’une subrogation, que l’Etat pourrait introduire contre les employeurs ;

-         des actions récursoires introduites par les employeurs condamnés sur le terrain de la faute inexcusable ;

-         des actions subrogatoires qui pourraient être engagées par le FIVA, en application des dispositions du VI de l’article 53 de la loi du 25 décembre 2000 ou par la commission d’indemnisation des victimes d’infraction en vertu de ses statuts.

Vous ne pourrez, dans la présente instance, qu’écarter ce dernier moyen.

 

PCMNC

 

Admission intervention ETERNIT dans l’affaire des Crs Thomas, rejet des autres interventions.

Rejet pourvoi.